Selon un rapport
de la Banque africaine d’exportation et d’importation, les pays Africains
dépensent en moyenne 50 milliards de dollar chaque année pour l’importation de
la nourriture. Paradoxalement les produits agricoles font également parti des
produits les plus exportés par les pays africains. Cette situation
contradictoire provient des politiques agricoles des pays africains, orientant
souvent les choix de cultures agricoles vers les cultures de rente au détriment
des cultures vivrières.
La culture de
rente désigne une pratique agricole visant à générer des profits à partir de la
vente de produits cultivés, plutôt que la consommation personnelle. Elle se
distingue de la culture vivrière qui est destinée à l’autoconsommation. Les
principales cultures de rente en Afrique sont le café, le thé, le cacao, le
tabac et le coton. Les cultures vivrières elles, couvrent un large éventail de
légumes, tubercules, céréales et fruits consommés à travers le continent.
Un clivage hérité de la colonisation
L'opposition
entre cultures de rente et cultures vivrières en Afrique trouve en grande
partie ses racines dans l’histoire coloniale du continent. Avant l’arrivée des
puissances coloniales, les systèmes agricoles africains étaient largement
orientés vers la subsistance locale, avec des pratiques agricoles diversifiées,
adaptées aux conditions écologiques et sociales des différentes régions. Les
communautés produisaient ce qu’elles consommaient, échangeaient localement, et
les surplus étaient stockés ou redistribués selon des logiques sociales,
souvent solidaires.
Les cultures de
rente ont été introduit en Afrique par les puissances coloniales aux 19e
et 20e siècles. L’introduction forcée des cultures telles que le
coton, le café ou le cacao avaient pour but d’approvisionner les métropoles
Européennes et notamment leurs industries en produits tropicaux. Ce processus a
impliqué la transformation des paysans africains d’une agriculture de
subsistance à une agriculture commerciale intégrant de nouvelles cultures et de
plus grands espaces de production.
Cette
spécialisation forcée répondait à une logique strictement coloniale : faire des
colonies des réservoirs de matières premières bon marché, en maintenant les
populations rurales dans une position de dépendance économique. Les
infrastructures agricoles (routes, chemins de fer, entrepôts) étaient
d’ailleurs pensées pour relier les zones de production aux ports d’exportation,
sans souci de développement intérieur. En parallèle, les cultures vivrières
furent délaissées, voire dévalorisées, n’ayant pas de "valeur" dans
les circuits commerciaux coloniaux. Cette politique de spécialisation a eu des
conséquences durables : elle a déséquilibré
les systèmes agricoles, réduit la diversité alimentaire, fragilisé la sécurité
alimentaire locale et introduit une dépendance des paysans aux revenus plutôt
qu’à l’autoconsommation.
Enjeux contemporains : entre sécurité alimentaire et revenus agricoles
Les cultures vivrières jouent un
rôle central dans l’alimentation des populations africaines, tant rurales
qu’urbaines. Manioc, mil, sorgho, maïs, igname, riz local ou encore légumes
traditionnels constituent la base de l’alimentation dans de nombreux pays du
continent. Leur production, en grande partie assurée par de petites
exploitations familiales, est indispensable pour assurer une souveraineté alimentaire durable.
Pourtant, ces cultures souffrent
d’un manque criant de reconnaissance dans
les politiques agricoles nationales. Le soutien technique, les
infrastructures de transformation ou de stockage, les crédits agricoles, ainsi
que la recherche agronomique, sont largement orientés vers les filières
d’exportation. Les producteurs vivriers restent ainsi confrontés à des rendements
faibles, à une forte exposition aux aléas climatiques, et à des difficultés
d’accès aux marchés urbains. Ce désintérêt politique fragilise la sécurité
alimentaire, obligeant certains pays à importer massivement des denrées de base
malgré leur potentiel agricole.
À l’opposé, les cultures de
rente occupent une place stratégique dans les économies africaines. Le coton,
le cacao, le café, l’hévéa ou encore l’anacarde génèrent d’importantes recettes
d’exportation, des emplois agricoles et non agricoles, et constituent des
sources de devises essentielles pour les États. Elles permettent également à
certains producteurs d’améliorer leurs revenus, notamment lorsqu’ils sont
intégrés à des chaînes de valeur organisées.
Cependant, cette dépendance à
l’exportation comporte de nombreux risques. Les prix des matières premières
agricoles sont volatils et fixés sur les marchés internationaux, exposant les
producteurs aux chocs externes sans filet de sécurité. En outre, les cultures
de rente, souvent pratiquées en monoculture, contribuent à la dégradation des
sols, à la déforestation, et parfois à la raréfaction des terres disponibles
pour l’agriculture vivrière. Dans certaines régions, l’extension des cultures
de rente s’est accompagnée d’un accaparement de terres, souvent au détriment
des communautés locales.
Quelle implication pour les politiques agricoles ?
Face à ces
tensions et déséquilibres, il est urgent de repenser les politiques agricoles
africaines pour dépasser l’opposition entre cultures de rente et cultures
vivrières. Il ne s’agit pas d’abandonner l’une au profit de l’autre, mais de
construire des modèles de coexistence
intelligents et durables.
Des stratégies
hybrides existent : certaines exploitations combinent des cultures de rente à
haute valeur ajoutée avec des cultures vivrières destinées à l’autoconsommation
ou à la vente locale. Ce modèle
d’agriculture diversifiée permet d’assurer une sécurité alimentaire minimale
tout en profitant des opportunités économiques liées à l’exportation.
Cela nécessite
néanmoins un accompagnement structuré
des populations rurales : accès à l’information, formation, appui-conseil, et
dispositifs de planification agricole. Les États doivent jouer un rôle actif en
mettant en place des politiques de financement ciblé, notamment à travers des
subventions aux intrants vivriers, des infrastructures adaptées (routes
rurales, marchés de gros, unités de transformation locale), et un accès
facilité au crédit agricole.
Enfin, il est
fondamental de revaloriser les
cultures vivrières. Cela passe par leur intégration dans les circuits de
transformation locale, le développement de labels de qualité, et la
structuration de chaînes de valeur locales et régionales. L’agriculture
vivrière ne doit plus être perçue comme un simple moyen de survie, mais comme
une composante essentielle de la modernisation agricole en Afrique.
L'opposition
entre cultures de rente et cultures vivrières en Afrique n’est pas simplement
une réalité agricole ou économique : elle est le reflet d’une histoire, d’une
structure de dépendance, et de choix politiques qui continuent d’influencer la
trajectoire des systèmes alimentaires africains. Alors que les cultures de
rente demeurent des leviers importants pour l’exportation et les recettes
publiques, les cultures vivrières, elles, sont le socle de la sécurité
alimentaire et de la stabilité sociale du continent.
Réconcilier
cultures de rente et cultures vivrières, c’est refuser le dilemme imposé entre
nourrir les marchés mondiaux ou nourrir sa propre population. C’est aussi poser
les bases d’une agriculture africaine
souveraine, résiliente et durable, capable de répondre aux défis du 21e
siècle.
Par Alima Vincent
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